Par Aurélie Wielchuda
Relecture : Alain Le Treut
Un milliard de personnes souffrent de la faim dans le monde. Une sous-nutrition prolongée entraîne la mort. Selon la FAO, la production mondiale suffirait pourtant à nourrir jusqu’à 12 milliards d’êtres humains.
Pour lutter contre cet état de fait, de nombreuses associations, telles Nourrir notre monde, le Centre tricontinental, Oxfam ou Via Campaseni se sont engagées en faveur de la souveraineté alimentaire.
L’organisation Via Campesina a évoqué ce concept pour la première fois en 1996. La souveraineté alimentaire est présentée comme un droit des pays à définir leurs politiques alimentaire et agricole en fonction des besoins de leurs populations pour viser à une meilleure répartition de la production alimentaire.
Theodore Schultz entama son discours d’acceptation du prix Nobel d’économie de 1979 en faisant
l’observation suivante :
«Partout dans le monde, les pauvres tirent en majorité leur revenu de l’agriculture ; par conséquent, étudier l’économie agricole nous apporterait beaucoup de renseignements sur l’économie de la pauvreté » (Schultz, 1979).
Les agriculteurs représentent aujourd’hui encore la grande majorité des personnes à faibles revenus dans les pays en développement. On estime à 700 millions le nombre d’agriculteurs pauvres dans le monde. Défendre leurs droits selon le principe de la souveraineté alimentaire permettrait de réduire de façon conséquente la pauvreté dans le monde. Une étude de l’OCDE (à partir des données Povcalnet 2009 et WDI 2009) montre que l’agriculture contribue pour 52% au recul de la pauvreté dans les pays en développement. La souveraineté alimentaire s’articule autour de plusieurs axes.
Des prix agricoles liés aux coûts de production
Selon l'Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture, le prix des céréales a augmenté de 88% depuis mars 2007. Le prix du blé a augmenté de 181% sur une période de trois ans.
La crise a en effet augmenté la spéculation sur les produits alimentaires, ceux-ci étant devenus plus rentables que d’autres produits qui ont été plus touchés par l’effondrement des marchés financiers comme les nouvelles technologies. A cette période, les investissements dans l’agro-alimentaire ont augmenté de 325 milliards de dollars. 4 à 5 milliards ont été investis dans des achats de terres exploitables, notamment dans certains pays africains comme l’Ethiopie, dont 30 % du territoire est maintenu détenu par des fonds étrangers. Ces investissements dans la terre ont pour conséquence de priver des paysans de leurs terres, et des régions entières de denrées consommables- les terres étant pour la plupart reconverties en monocultures ou en cultures d’agrocarburants.
Les investissements spéculatifs sur les produits alimentaires sont en pleine expansion. La société Cargill qui gère plus du quart des ventes de céréales dans le monde a enregistré 4242 millions net de bénéfices en 2011. Ces investissements privés par des fonds spéculatifs expliquent en partie la hausse des prix des céréales. Les sociétés ont pour but de faire un profit et vendent les céréales au prix le plus intéressant pour elles. Elles anticipent de futures pénuries par exemple pour augmenter les prix. Cela se répercute par de brusques hausses des prix qui ont provoqué la famine dans la Corne de l’Afrique.
La reconnaissance des droits des paysans
Les paysans se voient de plus en plus contraints d’abandonner les productions de produits locaux pour se tourner vers d’autres productions plus lucratives, comme les agrocarburants. Ces derniers ont été encouragés par des subventions des états et ont remplacé d’autres productions –comme le maïs américain- qui sont venues à manquer sur les marchés, contribuant à la brusque montée des prix.
La campagne Oxfam de 2008 a pour titre : « Les agro-carburants, ça nourrit pas son monde ». Outre leur discutable impact écologique, ils posent le problème de l’utilisation des terres arables. Greenpeace a démontré que l’impact positif qu’ils pouvaient avoir était en grande partie annulé par la déforestation qui s’ensuivait dans les pays en voie de développement pour créer des espaces cultivables à même de produire des agrocarburants. Selon l’OCDE, les Etats-Unis, le Canada et l’Union des Quinze devraient consacrer entre 30 et 60 % de leur superficie de terres cultivées actuelles pour remplacer 10 % seulement de leur consommation de carburant par des biocarburants.
Les Etats, particulièrement dans les régions les plus développées, continuent cependant à subventionner la conversion de terres arables en production de biocarburants, ce qui contribue à la raréfaction des céréales, en partie responsable de l’augmentation des prix.
Le droit des Etats à protéger leurs productions
Il y a encore quelques années, les pays conservaient des stocks de céréales importants qui permettaient de compenser de mauvaises récoltes ou de remettre des denrées sur les marchés afin d’éviter de brusques montées spéculatives des prix dont on a pu apprécier les conséquences l’an passé. Cette pratique a été interdite par le FMI en 1998 car jugée contraire au principe du libéralisme.
L’augmentation des prix n’est pas en soi une cause de paupérisation ou de famine. Bien qu’elle ait été désastreuse pour 90 millions de consommateurs pauvres dans la Corne de l’Afrique, elle aurait pu être bénéfique pour les quelques 700 millions d’agriculteurs pauvres dans le monde. La hausse des prix n’a cependant eu qu’une influence très négligeable sur le niveau de vie des agriculteurs, la hausse étant absorbée par les revendeurs. En Europe, la Coordination espagnole des Associations d’Agriculteurs et d’Eleveurs (COAG) a calculé que les consommateurs en Espagne payent jusqu’à 600% de plus que ce que le producteur de denrées alimentaires perçoit pour sa production (source : déclaration de Via Campesina du 24 avril 2008).
Autre conséquence de la libéralisation des marchés, les Etats ne sont plus à même de contrôler les prix des produits alimentaires. Pour la Confédération paysanne, il est possible d’avoir des prix agricoles liés aux coûts de production si les Etats ont le droit de taxer les importations à trop bas prix –le dumping étant une pratique commerciale déloyale mais assez répandue dans l’agro-alimentaire- et qu’ils maîtrisent leur production pour éviter des excédents structurels trop importants.
La priorité donnée à la production locale
Selon le World Watch Institute, les aliments voyagent en moyenne 2600 kilomètres entre le lieu où ils sont cultivés et celui où ils sont consommés. Au-delà de l’aberration que cela représente du point de vue écologique et du danger que fait courir la raréfaction du pétrole sur l’approvisionnement en nourriture, ce chiffre a un réel impact sur la capacité des gens à se nourrir. On a encouragé des monocultures- notamment d’agrocarburants- dans certains pays en développement qui sont aujourd’hui contraints d’importer la majeure partie de leurs céréales et ne sont plus à même de nourrir leur population par leur propre production. On voit donc apparaître une nouvelle catégorie d’agriculteurs incapables de se nourrir à cause de l’augmentation du prix des céréales sur les marchés.
Autre tragédie, déshabitués par l’aide alimentaire et le dumping dont ont bénéficié certains produits, certains pays, notamment en Afrique, se sont déshabitués à consommer des produits locaux. La céréale la plus consommée au Sénégal, le riz, est ainsi importée à 80 %. La brusque montée des prix du riz –qui est passé de 323 dollars la tonne il y a 5 ans à 1000 dollars la tonne le 24 avril 2011- ainsi que la vente par le gouvernement Wade de nombreuses terres arables ont provoqué des émeutes alimentaires.
L’exemple haïtien
Haïti est un producteur de riz depuis des siècles. Il y a une vingtaine d’années, sa production atteignait les 170000 tonnes par an, ce qui suffisait à couvrir 95% de la consommation du pays. Les paysans ne recevaient pas de subventions, mais la taxe sur les importations leur permettait d’écouler leur production sur le marché local. En 1995, le FMI a exigé d’Haïti qu’il réduise drastiquement sa taxe sur les importations en échange d’un prêt dont le pays avait besoin. La taxe est passée à 3 %, est devenue l’une des plus basses des Caraïbes. Suite à cela, le riz américain est arrivé sur le marché à des tarifs bien plus avantageux, ce qui a provoqué la faillite de nombreuses petites exploitations. Aujourd’hui, plus des trois quarts du riz consommé à Haïti provient des Etats-Unis.
Haïti n’est qu’un exemple parmi tant d’autres d’abandon d’une production locale encouragée par le FMI ou par les pays développés dans un pays en voie de développement. Depuis des décennies, le FMI n’accorde ses prêts aux pays en difficulté qu’en échange d’une réforme structurelle d’ouverture aux marchés. En Haïti, les conséquences de cette politique ont mené à des conséquences considérées aujourd’hui comme désastreuses.
Au regard de la production de l’industrie agro-alimentaire dans le monde, capable de nourrir 12 milliards d’êtres humains, il semble inadmissible de traiter la nourriture comme un produit comme les autres, uniquement dépendant des marchés financiers, sans tenir compte des répercussions humaines. Il est urgent que les gouvernements, le FMI et l’OMC appliquent par des mesures concrètes le principe de la souveraineté alimentaire, avant que la faim dans le monde ne s’intensifie et que de nouvelles émeutes alimentaires n’éclatent. Comme l’a dit un manifestant à Port-au-Prince : « Si le gouvernement ne peut pas réduire le coût de la vie il devra partir. Si la police et les troupes onusiennes veulent nous tirer dessus, c’est d’accord, car au final si nous ne sommes pas tués par des balles nous mourrons de faim ».