Par Ida Maria Smentek
Traduction Sarah Bogatay
Photos: Gregor H. Lersch et Bayerische Schlösserverwaltung, Landshut, Burg Trausnit
1 000 ans d´histoire, plus de 70 000 visiteurs, 800 œuvres exposées prêtées pour l´occasion par 200 collectionneurs et musées du monde entier, le tout réparti sur une surface de 3 000 m2 : Rien qu´en terme de nombre, l´exposition « Porte à Porte » qui s´est tenue du 23.09.11 au 9.01.12 au Martin-Gropius-Bau à Berlin peut être qualifié de projet gigantesque.
Mais l´impact du projet, du point de vue de sa dimension politique, ne doit pas être sous-estimé. Vingt ans après la signature du traité de bon voisinage entre l´Allemagne et la Pologne, « Porte à Porte » a été conçue conjointement par le Palais Royal de Varsovie et le Martin-Gropius-Bau à l´occasion de la présidence polonaise de l´Union Européenne. L´implication de Bronisław Komorowski et Christian Wulff, les présidents des deux pays, comme éminents mécènes, a catalysé à elle seule toutes les attentes sur les répercutions de l´exposition. Ce qui a été initié sous l´ère Merkozy en faveur des relations de voisinage sur le plan franco-allemand, doit désormais être entrepris à l´égard du troisième membre du triangle de Weimar.
Mais les séquelles de l´histoire récente sont encore fortes et les cent dernières années semblent constituer l´essentiel des relations entre l´Allemagne et la Pologne. Pour parvenir à changer cela, il a fallu et faut avant tout informer chacun des voisins, de part et d´autre de l´Oder, sur les coutumes de l´autre. Selon Gereon Sievernich, directeur du Martin-Gropius-Bau, il incombait à « Porte à Porte » d´avoir une fonction pédagogique centrale. De Saint Adalbert au positionnement de la Pologne et de l´Allemagne dans l´union Européenne, dans dix neuf salles et vingt deux chapitres, les relations instables entre les deux pays étaient illustrées par diverses productions littéraires, artistiques et scientifiques mais aussi par de nombreux actes et documents authentiques. On pouvait observer des reproductions de Saint Hedwig, des livres de l´astronome Copernic, le mariage de Landshut, des gravures rares de Veit Stoß, des scènes de salon du XIXème siècle, des témoignages de l´ordre teutonique, mais également des œuvres d´artistes contemporaines qui se penchent sur le passée récent des deux pays. Et l´on s´apercevait, en tant que visiteurs allemands, qu´on avait dû s´endormir bien des fois en cours d´histoire.
la particularité du concept de « Porte à Porte » résidait dans le fait que, le regard porté sur ce millénaire d´histoire commune ne provenait pas du savoir prodigué par les livres d´histoire allemands, mais du point de vue adopté : celui des voisins de l´Est. Ce changement de perspective a apporté une expérience culturelle et scientifique très enrichissante. Des évènements tels que la bataille de Grunwald ou le prosternement du futur Duc de Prusse face au Roi Sigismond Ier de Pologne sont des récits majeurs de l´histoire de Pologne et un élément essentiel de l´identité polonaise. Ces événements jouent cependant un rôle mineur dans la mémoire allemande.
Ce n´est donc pas uniquement les multiples pièces exposées qui ont révélé les blessures non cicatrisées, laissées par la Seconde Guerre mondiale et la Guerre froide, et leur influence sur la connaissance réciproque des deux pays. Les commentaires des visiteurs attentifs, laissés dans le livre d´or du Martin-Gropius-Bau, ont contribué, eux aussi, à lever les zones d´ombre qui planaient sur cette sombre époque de l´histoire. « En tant que participant de la Seconde Guerre mondiale, je vous remercie pour cette nouvelle perspective », a écrit un visiteur, en énonçant tout haut ce que beaucoup d´autres avaient surement sur le cœur. Mais l´exposition met aussi en évidence, par de nombreuses références aux liens familiaux au sein des dynasties régnantes , aux artistes et scientifiques binationaux, au réseau européen d´avant-garde et à la solidarité des artistes allemands vis-à-vis du mouvement Solidarność polonais, le fait que cet antagonisme ne constitue pas à lui seul l´essence des relations entre les deux pays. « Porte à Porte » parvient à transmettre au visiteur, grâce à de nombreux exemples, que les deux pays ont également cultivé des relations diverses et très fructueuses. C´est définitivement une autre réussite du projet.
L´orientation binationale de l´exposition ne se manifeste pas uniquement dans le choix du thème et des œuvres exposées, mais s´étend sur le plan organisationnel de « Porte à Porte » : sous tous ses aspects, l´exposition est une coopération germano-polonaise. L´idée du projet comme de la conception artistique provient de la curatrice en chef Anda Rottenberg, ancienne directrice du programme du musée d´art modern de Varsovie. A ses côtés, un groupe de travail polonais et allemand à Varsovie et à Berlin étaient en charge de la réalisation. Six scientifiques, représentants respectivement les deux pays, ont formé un conseil consultatif et ont accompagné sur le fond les préparatifs de l´exposition.
Gregor H. Lersch a expliqué à quoi ressemblait le travail derrière les coulisses. Il était directeur du groupe de travail allemand au Martin-Gropius-Bau. « Un interlocuteur pour répondre à tout » et une interface directe entre la direction artistique et la mise en œuvre organisationnelle .Si on le questionne sur les prémisses de son travail pour « Porte à Porte », il fait référence à la fulgurance avec laquelle l´idée d´Anda Rottenbergs a été concrétisée. Deux ans avant l´ouverture de l´exposition, et après que les subventions aient été accordées par le ministère de la culture polonais et le ministre de la culture allemand, finançant ainsi le projet, les groupes de travail et les conseils s´étaient directement mis au travail. Deux ans, cela peut sembler à première vue beaucoup, mais un seul coup d´œil à la quantité énorme des pièces exposées met en évidence la pression organisationnelle à laquelle les groupes de travail ont été confrontée pour mettre rapidement en œuvre l´exposition et le catalogue.
Leur tâche consistait à rechercher avant tout de potentielles œuvres à exposer, car le concept avait prévu peu de pièces concrètes. Puis les collègues qui étaient en charge des acquisitions, se sont occupés de trouver des œuvres-phares. Les groupes de travail sont allés démarcher les prêteurs éventuels avec une sorte de liste de souhaits. Les tâches des différentes équipes étaient clairement définies : pendant que les collaborateurs à Varsovie prenaient contact avec les musées, les églises et les collectionneurs privés en Pologne, les membres du groupe de travail allemand effectuaient les mêmes démarches en Allemagne et dans les autres pays.
Cette répartition du travail était étroitement liée, d´après Gregor H. Lersch, aux délais de préparation serrés et à la quantité du matériel de l´exposition. Chaque groupe de travail devait convaincre environ une centaine de personnes de mettre l´œuvre convoitée à leur disposition. Un processus de grande envergure, puisqu´une requête concernant le prêt d´objets d´art doit être adressée au moins un an à l´avance auprès des grands musées et collectionneurs. Par conséquent, la répartition des responsabilités était une simple question d´économies, de compétences linguistiques et de familiarité avec les habitudes locales qui a contribué à une meilleure efficacité.
Tous les vœux n´ont pas pu être exaucés. Ce qui semble incroyable compte tenue de l´envergure de l´exposition. Gregor H. Lersch souligne toutefois que cela n´est lié à aucune résistance des prêteurs à l´encontre du concept de « Porte à Porte ». Bien au contraire : partout, le projet a suscité des réactions très positives et bienveillantes. Mais en interne, les musées ont des règles bien spécifiques. Les œuvres étaient pour certaines, déjà prêtées pour d´autres expositions ou encore exposées dans le musée. Mais la raison la plus fréquente d´un refus était que certains objets ne pouvaient purement et simplement pas être déplacés. Enfin, le transport des œuvres est un facteur très contraignant. Lors d´un prêt, la pièce doit être démontée puis remontée quatre fois. Des objets volumineux, tels que le tableau „Hold Pruski – Hommage prussien“, pièce centrale de l´exposition, nécessitent une procédure particulière et coûteuse : les parties du cadre ont été démontées, la toile posée sur le sol, le châssis retiré et la toile finalement montée sur un rouleau.
L´un des plus grands défis, outre l´acquisition effective des œuvres, est probablement l´organisation et la communication entre les divers organes concernés, puis d´autre part la gestion interculturelle. Gregor H.Lersch et son groupe se sont rendus une vingtaine de fois à Varsovie pour rencontrer leur homologue polonais et discuter des idées, coordonner la succession des opérations, partager les résultats et finalement s´assurer que « les deux parties s´emboitent ». Tous les six mois, ils se réunissaient avec le conseil consultatif afin de clarifier la structure de l´exposition.
Il s´est créé au sein de « Porte à Porte », comme c´est souvent le cas avec les productions artistiques et culturelles internationales, une sorte de méta-niveau de collaboration interculturelle dans le quel la nationalité respective n´était pas mise au premier plan. Une raison de cette évolution s´explique par le fait que, la langue de travail durant tout le projet était l´anglais et ce bien que certains collaborateurs maitrisaient parfaitement l´autre langue. Même au sein des équipes, tout du moins sur le plan professionnel, ni l´allemand ni le polonais n´a été parlé. « Les informations devaient être relayées directement et sans interférence: le changement d´une langue à l´autre aurait nui à la rapidité et à l´efficacité de la communication.
Lersch souligne également que si la coopération a été aussi positive c´est en partie grâce la composition des équipes de projet, qui était principalement composée de jeunes collaborateurs ayant une expérience de l´étranger : « Mondialisée serait un adjectif trop fort, puisqu´on parle de l´Allemagne et de la Pologne, mais la structure était clairement internationale». Pour « Porte à Porte » comme pour toutes autres structures culturelles, le rapport de force existait principalement entre la direction artistique et la gestion administrative. Donc, ce n´était pas un problème interculturel. Plus qu´entre les deux cultures, c´est au sein du conseil consultatif, où sont représentés différents champs d´études, que l´on avait besoin de discuter de l´orientation du projet. En effet, chaque discipline avait une approche différente de la représentation de ce millénaire d´histoire et de culture.
Les enjeux de la coopération ne doivent cependant pas être sous-estimés, car les relations germano-polonaises touchent à « une domaine où il est possible de faire beaucoup d´erreurs ». Sensibilité était le mot d´ordre qui s´appliquait à l´ensemble de l´exposition ainsi qu´à sa réalisation selon Lersch. Au niveau du langage, certaines formulations telles que «les partages polonais » - et précisément pas les partages de la Pologne – peuvent inconsciemment et involontairement provoquer des ressentiments chez les voisins. Le fait que tous les collaborateurs aient le même niveau de connaissance et « essayent de comprendre le point de vue de l´autre sur l´histoire» a été particulièrement important dans leur travail. Ainsi, les collaborateurs polonais étaient par exemple étonnés par l´examen critique de la division de l´Allemande, mais aussi par le fait que la seconde guerre mondiale soit une partie très importante de l´identité allemande. Sous tous les aspects, « les Polonais » et « les Allemands » - noms presque ironiques que les deux groupes de travail s´étaient donnés – ont enrichi leurs connaissances durant la mise en œuvre de l´exposition : un gain de savoir, que l´on espère faire partager aux visiteurs de « Porte à Porte ».
Finalement, les résultats des deux équipes de projet ont été fusionnés sous la direction organisationnelle allemande trois semaines avant l'ouverture effective de l'exposition au Martin-Gropius-Bau. Durant plus de quinze semaines, les visiteurs, pour la majeure partie des allemands et des polonais, ont pu étendre leur connaissance de l´histoire commune. Une attention particulière a été portée au jeune public : des subventions et des visites guidées gratuites ont favorisé l´accès À l´exposition pour les écoliers. Une médiation durable : voilà quel était le mot d´ordre. En tout, plus de 14.000 enfants et jeunes des deux pays ont visité l´exposition coopérative «Porte à Porte».
Et même si l´angle de l´exposition, se basant sur la perspective polonaise, était plutôt destinée à un public allemand, le projet a tout de même reçu un accueil très positif de la part des visiteurs polonais, qui ne venaient pas uniquement des régions frontalières. Certains ont traversé tout les pays pour pouvoir voir ces œuvres et ces documents, si importants pour leur nation, enfin rassemblés et exposés en un même lieu. De cette façon aussi, « Porte à Porte » aura été une expérience éducative, puisque – comme le dit Gregor H. Lersch : « On expérimente bien plus lors d´un voyage à Berlin, que lors d´une simple exposition »
Après trois ans d´un travail acharné, il a tiré un bilan très positif : « C´est formidable qu´un projet binational entre la Pologne et l´Allemagne soit possible malgré les relations complexes.» Il répond toutefois par la négative lorsqu´on lui demande si une présentation de l´exposition est également prévue en Pologne et expose de bonnes raisons : premièrement, on aurait du choisir des œuvres différentes dans le cadre d´une exposition itinérante, en raison de la fragilité de certaines pièces lors du transport. Deuxièmement, la spécificité de « Porte à Porte » était justement d´offrir une perspective polonaise sur l´histoire de relations de voisinage. Une idée intéressante serait alors de créer un reflet de cette exposition, c´est à dire de concevoir une exposition à Varsovie qui retracerait le passé commun du point de vue de l´Allemagne. Il n´y a quoi qu´il en soit aucun plan d´établi concernant un tel projet. Et après avoir visité cette exposition qui fait d´ors et déjà office d´opus magnum, il est évident que tous les participants étaient heureux d´être parvenus à réaliser ce projet « Porte à Porte » à Berlin.