Par Zuzanna Szutenberg et Fabrice Rollet
Traduction Zuzanna Szutenberg et Fabrice Rollet
Photo : Fabrice Rollet
Relecture : Alain Le Treut
Partir dans un autre pays pour faire un stage, travailler, enrichir son CV ou encore élargir son horizon personnel : les séjours à l’étranger connaissent beaucoup d’avantages.
En même temps, la distance se fait souvent ressentir, et les proches, le rythme de la vie quotidienne aussi bien que les habitudes culinaires manquent bien souvent aux expatriés !
Parmi les premiers sujets de nostalgie, les immigrés (temporaires) nomment la cuisine française, un art à part entière et qui jouit d’une tradition bien soignée.
A première vue ce n’est pas une grande surprise, car cette cuisine est connue, admirée voire imitée partout dans le monde.
Mais que manque-t-il exactement à la table de ces Français dans une métropole comme Berlin ? C'est la question à laquelle nous - deux expatriés à Berlin, l'une polonaise et l'autre français - avons voulu répondre. Nous sommes donc partis en expédition, un samedi matin dans les rues berlinoises afin de répondre à ce mystère…
En plein Berlin, bienvenue en France !
Allées et venues des clients sont marquées par des « bonjour madame » et autres « au revoir monsieur », le tout rythmé par un fond de musique française, de Bourvil à Gainsbourg et en passant par Zaz : bienvenue à l’Epicerie de Schöneberg, petit coin d’irréductibles Gaulois dans ce quartier du sud de la ville. Ce café fait également office d’alimentation française et de crêperie – bretonne –, pour le plus grand bonheur des Berlinois.
Nous y avons rencontré des Français installés à Berlin, des vacanciers et autres Allemands francophiles. Beaucoup ont parlé des saveurs dont leurs souvenirs d'enfance sont marqués, du parfum d’herbes régionales, du goût authentique d’un plat typique ou d’un certain vin, mais aussi de l'art de la table et du choix des produits dans les magasins alimentaires.
La notion de cuisine regroupe un ensemble de sentiments, que l’on découvre bien souvent après avoir quitté son pays d’origine. Nous en avons collecté quelques uns…
Une cuisine française authentique… à l’étranger !
« Dans le centre de Paris, tout est faux. Restos italiens, japonais, restos français qui en font trop, tout. Il n’y a plus rien d’authentique là-bas. » nous explique Marc. Cet expatrié français d’une cinquantaine d’années vit à Berlin depuis trois ans, et retourne régulièrement dans la capitale française. Entre deux explications, il commande du fromage et un verre de cidre pendant que son fils joue à l’ombre de grands châtaigniers. « L’Epicerie, c’est un petit coin de France. » nous confie-t-il.
Grand habitué des lieux depuis plus d’un an, Marc nous avoue s’y être senti très vite à son aise. Décrivant l’Epicerie comme un lieu où il fait bon se relaxer, il y rencontre régulièrement de nouvelles personnes ou d’autres clients réguliers.
Il relève que, paradoxalement, c’est à l’étranger que l’on retrouve une culture française populaire et authentique. Et qui plus est dans ce haut lieu culturel qu’est Berlin, où nombre de Français aiment à célébrer leur culture, culinaire tout comme artistique.
A l’Epicerie, on joue évidemment avec l’art de vivre « à la française ». Mais pas celui des clichés, élitiste, qui fait pourtant recette partout dans le monde. Ici, il est bien question d’authenticité, une authenticité qui se perdrait en France, et notamment dans la capitale.
Loin des clichés
« Les touristes auront toujours un certain cliché de la France avant d’y venir, et auront toujours certaines attentes, notamment culinaires, c'est inéluctable. Mais quand les restaurants parisiens se donnent pour mission de suivre ces clichés, c’est là que commence la prostitution culturelle » selon Marc.
Les propriétaires de l’Epicerie ont bien intégré une caractéristique clé des Français vivant à Berlin : leur nostalgie d’une cuisine simple, sans superflu. Les institutions représentatives de la culture culinaire à Berlin, ce sont le KaDeWe et les Galeries Lafayette – des endroits qui se disent devoir faire « rayonner » la culture française. Cependant pour les Berlinois, expatriés français y compris, ces adresses sont plutôt vues comme un piège à touristes.
La mission de l’Epicerie est beaucoup plus modeste : le magasin veut d’une part enrichir les tables allemandes avec de bons produits français, et d’autre part offrir aux Français les aliments culinaires dont ils ont besoin au quotidien. La gamme de produits n’est pas tout à fait comparable à l’épice fine, spécialisée en produits sophistiqués et plutôt chers. « Mon mari voulait de bons produits, mais pas de spécialités rares. Il ne voulait pas que les gens viennent à l’Epicerie deux fois par an pour acheter un flacon d’huile hors de prix en guise de cadeau. Il voulait que les gens mangent et utilisent les produits de l’Epicerie à la manière dont Monsieur Tout-Le-Monde le ferait en France.
Il existe un véritable échange entre la clientèle et les propriétaires de l’Épicerie. Ces derniers s’inspirent souvent des souhaits de leur clientèle concernant des produits qu’ils ont connu et consommé en France. Les barquettes, par exemple, ont trouvé le chemin de l’Epicerie grâce à une mère qui en recherchait désespérément pour son enfant. Après en avoir importé quelques cartons de France, les propriétaires nous avouent avoir là l’un des best-sellers de la boutique !
La propriétaire nous donne aussi l’exemple des huitres: tout le monde n’a pas envie d’aller aux galeries Lafayette et dépenser énormément pour pouvoir déguster de ces "moules de luxe". En France les huitres sont beaucoup plus populaires : à Noël tout le monde, quelque soit sa catégorie sociale, peut partager un plateau d’huitres en famille. A l’Epicerie, les gens viennent donc savourer ces fruits de mer dans une atmosphère relaxante, comme ils le feraient sur un marché. Parmi eux il y a aussi des novices, qui trouvent le courage d’y goûter pour la première fois au milieu d’Épiceriens, loin des restaurants branchés de la capitale. C’est bien d’authenticité française dont il est question ici…
Un lieu de rencontres
Ce que l’Epicerie emprunte aux marchés, c’est sans aucun doute leur esprit convivial. Café populaire, l’Epicerie est bel et bien un lieu de rencontres. On nous précise que celles-ci y sont surtout franco-allemandes. On y parle souvent français, au bonheur des francophiles qui fréquentent les lieux aussi pour travailler leur langue. Des dégustations sont organisées régulièrement : entre huîtres, vins, ou autres escargots, tous en se laissent transporter dans un voyage des saveurs le temps d’une soirée.
Ainsi, c’est l’amour de la cuisine française et la convivialité de l’Epicerie qui expliquent son succès. Les Français n’y viennent pas seulement pour y faire leurs courses, mais aussi pour rencontrer des amis, Français, Allemands ou autres. Il y a même des clients qui viennent seulement pour bavarder avec Yves, le propriétaire lotharingien, qui grâce à son tempérament convivial et communicatif est l’un des personnages clé de l’Epicerie. Un nouveau projet est sur la table, celui d’introduire des soirées Tarot.
Et c’est dans ce contexte interculturel que l’on se laisse à comparer les différents rapports à l’art culinaire des deux côtés du Rhin.
L’épicerie, ou l’antidote au cauchemar des supermarchés
Fréquenter les marchés, c’est un rituel pour ce couple d’Allemands rencontré sur la terrasse de l’Epicerie. Ils nous avouent avoir toujours été attirés par la France et sa cuisine. C’est avec beaucoup de nostalgie qu’ils nous racontent leurs vacances en France, qui à chaque fois, comportent une série de visites de marchés dans villes et villages. Le goût exotique et l’allure parfois bizarre des produits, le comportement des gens, la beauté des étales, tout cela les attire. La femme s’émerveille au souvenir d’un vieux vendeur de fromage de chèvre : « Les petites poches de sa chemise étaient remplies de flacons dans lesquels les fromages s’affinaient jour après jour. Leur goût était exquis ».
Les supermarchés, en revanche, temples de la surabondance alimentaire, sont pour eux « un vrai cauchemar ». Les gens s’y pressent, tout est uniforme : rien n’y rappelle la richesse des saveurs ou la légèreté des marchés. Ces derniers symbolisent les deux raisons qui ont converti ce couple en fidèle adepte de la tradition culinaire : convivialité et fraicheur des aliments.
Des deux conceptions du repas d’affaire
« En Allemagne, j’ai quinze repas d’affaire par an. » nous avance Marc. Avant de continuer : « En France, j’en ai aussi une quinzaine, mais par mois ! ». Il explique cela par les fonctions différentes que sont attribuées au repas en France et en Allemagne. En règle générale, explique-t-il, tout le monde prend sa pause-déjeuner en France. En revanche, les Allemands se contentent souvent de quelques fruits ou d’un plat qu’ils emportent avec eux. Le repas y est beaucoup plus fonctionnel. Et concernant les déjeuners d’affaire, il y a là aussi de grandes différences. « Les Français prennent leur temps [en affaires] ». La précipitation leur ferait douter de l’honnêteté de leur interlocuteur. Et le repas d’affaires servirait à mieux connaître les uns les autres. En somme, le repas d’affaire ferait partie intégrante du processus commercial en France. Cette étape est nécessaire pour que naisse une confiance mutuelle et que les affaires puissent commencer.
D’ailleurs, les recettes pour un repas d’affaires réussi sont monnaie courante sur les sites internet français. Nombre d’entre eux reprennent point par point les choses à faire et les comportements à éviter lors de ces rencontres professionnelles. Mieux encore, des sociétés de conseil en "Art de vivre" à la française ont vu le jour à Paris. C’est le cas de « La Belle Ecole », qui propose à des cadres de grandes sociétés des formations de « Savoir-vivre à la française». L’établissement enseigne par exemple comment « Savoir lire une carte et choisir un vin dans un repas d’affaire », le tout animé par un sommelier. Total de la note : près de deux-mille euros la journée, tout de même…
Outre-Rhin en revanche, les affaires ne se concluraient pas exactement dans le même ordre selon Marc. Avant de finir : « Il y a un dicton qui dit : En France on mange ensemble avant de faire affaire. En Allemagne, on mange ensemble une fois l’affaire conclue !‘’.
Et les différences culturelles concernant l’art de la table ne s’arrêtent pas à la sphère entreprenariale. Dans la vie de tous les jours, le rapport au repas serait fondamentalement différent d’une part et d’autre du Rhin.
Un amour héréditaire pour la cuisine française
Retour à notre couple d’Allemands rencontré en terrasse. Accompagnés de leur fille, d’une trentaine d’années, ils nous disent revenir à peine du marché de la Winterfeldplatz, où ils ont fait quelques achats. Et c’est à ce moment là qu’ils sont tombés sur l’Epicerie, et s’y sont arrêtés pour y boire un café.
L’air fatigué, ils nous confient avoir eu une soirée entre amis le soir précédent. Au menu, à notre grande surprise, ils nous expliquent avoir concocté à leurs invités un…coq au vin !
La jeune femme nous raconte plus en détail comment ses parents soignent leur amour de la cuisine française depuis plus de vingt ans, et comment elle-même a été contaminée par ce joyeux virus depuis son tout jeune âge. Elle a grandi avec quiches, fromages français et autres soirées à table qui finissent – comme le soir précédent – dans le gris du matin. Pour elle, tout cela est très « français », et s’oppose radicalement à ce qu’elle voit en Allemagne. Elle regrette que les gens y font tout un tas de chose en mangeant, et finalement oublient de savourer cet instant si léger. « Manger, pour moi, ce doit être une expression de la culture. Je considère qu’à table nous devrions prêter toute notre attention au repas, à l’échange avec nos convives. Et souvent j’exige des autres qu’ils adoptent aussi ce comportement… »
Quand elle s’est installée à Brunswick, dans le centre de l’Allemagne, sa mère lui a fait un cadeau particulier : un livre de cuisine avec ses recettes préférées de plats français. La francophile de deuxième génération se pose en digne héritière de l’amour de ses parents pour la culture culinaire française.
L’Epicerie, ou la célébration de l’authenticité à la française
Ce samedi matin, c’était bien de rencontre culturelles dont il s’agissait à l’Epicerie. Chacun ayant une expérience, et donc une image différente de la France, nous avons un peu mieux compris ce qu’il se passait dans les têtes de ces hommes et femmes en quête de France dans les rues de Berlin. Venir à l’Epicerie, c’est d’abord faire un voyage des sens, laisser ses papilles nous transporter jusque dans les petits marchés de villages français, s’émerveiller devant les goûts et odeurs qui les caractérisent. Mais l’Epicerie permet aussi à ces amoureux de la France de retrouver la convivialité qui caractérise une culture française populaire. Et c’est paradoxalement à Berlin que cette culture là est célébrée, contrairement à Paris, qui perd de son authenticité pour coller au cliché chic et élitiste que nombre de touristes viennent y chercher.
Malgré les différences culturelles franco-allemandes, le café français a le mérite de rassembler tout le monde. Allemands y découvrent de nouveaux produits et Français viennent y atténuer – ou cultiver ? – leur nostalgie culinaire. Loin des alimentations françaises chics, l’Epicerie propose aussi des produits français populaires, simples, pour le plus grand bonheur de ses clients. La responsable des lieux nous avoue être flattée des commentaires habituels de Français redécouvrant des produits qui ont marqué leur enfance. Des carambars –barres de caramel – aux barquettes – biscuits fourrés à la confiture ou au chocolat – en passant par charcuteries et fromages de terroir, chacun vient y (re)trouver sa Madeleine de Proust.