Par Madlen Stange
Traduction : Thomas Hess / Gabrielle Fontoynont
Corrections : Gabrielle Fontoynont / Alain Le Treut
Images: Stefan Katz
Dans ces performances, c'est l'acte de laisser-faire qui est exposé de différentes façons. Une personne reste spectatrice de façon plus ou moins active, mais sans déranger ou interrompre le déroulement des choses. Cependant, l'artiste et le spectateur font parti d'un tout, car ils prennent tous les deux congé sans aucun commentaire.
Ces deux scènes se déroulèrent lors de l'ouverture de l'exposition : « Handlungsbereitschaft – skizze einer Generation am Ende der Geschichte » ("Prêt à l'action- l'esquisse d'une Génération au bout de l'histoire"). L'exposition, organisée par Mona El Bira, Lia Maria Hillers et Julian Malte Schindele, rassemblait en septembre dernier pendant quatre jours des œuvres de jeunes artistes au sein du Mica Moca à Berlin, dans le quartier de Wedding. C'est le sentiment prédominant chez les jeunes de 20 à 30 ans d'aujourd'hui qui est illustré dans les œuvres rassemblées, selon des perspectives différentes.
En d'autres termes, c'est une vue de l'intérieur de l'actuelle génération des 20 à 30 ans que l'exposition veut montrer. « C'est surprenant car l'exposition gagne en actualité au vu des récents changements internationaux », ajoute Julian Schindele, l'un des organisateurs de l'exposition. La problématique soulevée par l'exposition est celle de la représentation d'une génération à priori apolitique dans une société libérale et démocratique au travers du regard d'individus de cette même génération.
« La sélection des travaux s'est faite sans critères de sélection mais de façon subjective et probablement en raison d'un besoin particulier », précisent les trois organisateurs, qui ont tous entre 20 et 30 ans et qui vivent à Berlin.
Les thèmes de l'exposition illustrent de façon abstraite des problématiques actuelles par le biais de l'art. C'est en cela qu'il cernent l'inquiétude des jeunes dans la société actuelle.

Par exemple, l'artiste Martin Bothe expose un bout de papier en forme de maison sur laquelle il a imprimé en grand son visage.
En quelque sorte, il s'est bricolé lui-même une personnalité. Cela étant, la maison symbolise un monde qui n'est supportable que par une seule personne, même si en même temps elle y assure une fonction protectrice. Protection et démarcation de l'individu face au monde extérieur signifie aussi protection de la personnalité. Cependant, les murs de cette maison sont-ils aussi solides qu'on le croit, même si cette dernière est fabriquée avec les meilleures matériaux ? Voici une métaphore assez simple mais significative qui pourrait bien illustrer l’œuvre : l'individualité est un « chez soi ». On peut l'interpréter comme la signification de l'intégrité de la personnalité d'aujourd'hui et ce qu´il en devient.
En ce sens, le dessin « German Boy », également de la main de Bothes, en est l'illustration éblouissante : une fine ligne dessine une figure assise, sans visage, sans mains, ni pieds – on pourrait penser qu'il s'agit d'un individu sans identité et dénué de toute possibilité d'agir. C'est ce qui crée un sentiment toujours plus fort de distance et d'immobilité.
On se demande à quel point cette image est caractéristique de notre époque. Sur quoi reposent les facultés d'action humaine ?
Lea Steffens, étudiante à l'Université des Arts à Berlin, donne une autre approche très concrète dans son travail, notamment avec son dessin « I miss U MTV », un regard mélancolique sur le monde de la Pop des années 90 et par la même occasion sur un système médiatique dont le flux d'informations était différent d'aujourd'hui. Avant le Web 2.0, il était exclusif et unilatéral. À l'époque, le monopole de la parole et de l'information dans les médias de masse faisait de chacun des spectateurs consommateurs, tant d'un point de vue matériel qu'immatériel. On se souvient de compilations de la musique Pop sur MTV, des nouvelles baskets Nike, de Coca Cola, etc. Toujours est-il que les jeunes des années 90 furent les premiers à être confrontés à des offres de produits dans les médias, même pendant la puberté, en pleine recherche de leur identité (même s'ils ne s'en sont pas toujours rendu compte). Après l'âge d'or du Talk-Show (Arabella Kiesbauer), ce fut au tour des Reality-Shows, quelques années plus tard, de bouleverser les relations entre médias et consommateurs, entre privé et public. Qu'est-ce qui a marqué cette génération, si ce n'est la télévision ?

Le discours sur le phénomène des générations n'avait jamais été aussi actuel. Le terme de « génération » est utilisé à tort et à travers. En biologie, on considère une génération comme un ensemble d'organismes dotés d'une faculté de reproduction, mais aussi comme l'origine commune d'êtres vivants liés entre eux.
Dans le domaine technique, certaines machines ainsi que des méthodes de construction portent le nom de « génération ». En sociologie, il est utilisé pour décrire des gens du même âge, dont les conditions sociales similaires déterminent leur attitude et leur mode de vie. Cela crée, entre les membres d'une même génération un lien très particulier, un sentiment collectif.
La rassemblement autour de problèmes sociaux conduisent à définir de nombreux concepts de génération. C'est ce que l'on appelle le génération building: Génération stagiaire, Digital Natives, Génération réseaux sociaux ou encore Génération Y (la génération qui vient après la génération X, un terme à connotation politique qui nomme la génération des années 60-70). Et la liste est longue : Génération chômage, Génération Mac etc.. Ou encore plus attendrissant : la génération Peter-Pan, qui ne veut jamais grandir.
Dans les sciences de l'éducation, on parle ici d'adolescence prolongée.
En théorie, il s'agit avant tout d'étudiants qui, en raisons des longues transitions entre l'âge de l'enfance et de l'âge adulte (comprendre : ayant pleine intégré une activité professionnelle), connaissent des crises personnelles et des conflits.
Un autre terme utilisé est celui « Millenials », qui définit précisément les jeunes âgés de 20 à 30 ans en 2010. Ce sont en réalité les grands gagnants de la révolution numérique : ils utilisent internet, disposent d'un haut niveau d'éducation, possédent un téléphone portable, etc. Cependant, des études montrent qu'une utilisation raisonnable d'internet devient de plus en plus compliquée : une étude du Ministère de la Santé allemand affirme qu'environ 500 000 personnes seraient dépendants de leur utilisation d'internet. Qu'en est-il de l'exigence de la fonction de rassemblement d'internet ? Combien de temps reste t-il encore à cette force communicative de la génération internet avant de partir en fumée, puisqu'elle est incapable d'être suffisament responsable ?
Martin Kohouts fournit un commentaire intéressant sur le contact avec les nouveaux médias : avec sa séquence muette « Video-Loop », il met en scène en partie la communication folle rendue possible par le Web 2.0 aujourd'hui. Dans la vidéo, l'artiste pose immobile et sans émotion devant des vidéos postées sur You-Tube, qu'il poste de nouveau comme « commentaire » sur la plate-forme. Le spectateur se questionne alors sur l'ensemble des commentaires et des informations. Quelle dynamique entre ici en compte ? Si on pousse la réflexion jusqu'à l'extrême, tout cela prend la forme d'une spirale qui n'en finirait pas de s'enfoncer, dans laquelle la masse et la présence s’éloignent toujours davantage du contenu et de la pertinence.
Et finalement, pas de fin de l'Histoire ?
Les différences pièces de l'exposition présentent des témoignages d'une époque particulière. Cependant, des recherches menées récemment contredisent certains propos en démontrant que les jeunes entre 20 et 30 ans s'intéressent de moins en moins aux discussions publiques actuelles.
Il y a 10 ans, l´institut Max Planck de Berlin a réalisé une étude en Allemagne sur la capacité des jeunes entre 14 et 15 ans à mener une action politique. Cette étude faisait cependant partie d´une recherche plus globale menée par l'International Association for the Evaluation for Educational Achievment (IEA) : environ 95.000 de jeunes de 14 à 15 ans dans 29 pays du monde avaient été interviewés. L'objectif de cette étude était d'en apprendre davantage sur lintérêt -ou le désintérêt - des jeunes adolescentspour la politique, et cela avant qu´ils soient en âge d'avoir des droits et des devoirs civiques. Les sondages n'ont pas abouti à une conclusion surprenante, mais ils méritent qu'on s'y arrête : les jeunes issus de riches pays industrialisés présentent un intérêt moins marqué à agir politiquement, par rapport à des jeunes de pays plus pauvres. Cette étude a pris en compte l'engagement des jeunes à des modes d'actions politiques légaux, comme le vote à une élection, l´engagement social, ou la participation à des manifestations ; mais aussi des méthodes illégales, par exemple le blocage de voies ferrées, l'inscription de graffitis, etc.
Les chiffres les plus actuels et les plus complets sont ceux de la « Schell-Jugendstudie », une étude menée tous les ans par l´entreprise Schell, qui analyse les différents centres d'intérêts des jeunes allemands.
Schell mène cette recherche depuis 1984, on peut donc faire des analyses comparatives sur une longue période : on note notamment l'intérêt pour la politique des 15-24 ans diminue de plus en plus pendant les années 90. Depuis 2002, on observe que ce taux d'intérêt remonte sensiblement, mais reste toutefois nettement en dessous des chiffres enregistrés aux débuts de cette enquête.
Que faut-il en retenir aujourd'hui ? Tout d'abord, on observe que ce phénomène s'observe bien au-delà des frontières allemandes. De même, on observe que les intérêts d'un individu se focalisent de plus en plus sur son intérêt personnel que sur des questions politiques ou des discusions publiques.
Luisa Maria Schweizer, membre de l´organisation « European Alternatives », commente sa visite de l´exposition en septembre avec ces propos.
« Les soixante-huitards reprochent continuellement à notre génération, âgée aujourd'hui entre 20 et 30 ans, d'avoir perdu le sentiment de l'engagement commun pour la société ainsi que la conscience des responsabilités démocratiques. L'exposition « Prêt à agir – esquisse d'une génération à la fin de l'Histoire » prouve de manière magistrale qu'il existe une mouvance capable de donner tort à ces accusations. Cette manifestation est l'occasion de créer un espace où le positionnement de toute une génération peut être reprensenté et faire débat dans une nouvelle forme. Nous devons utiliser cette chance. »
Ainsi, une génération constitue un phénomène social et les études sur les générations offrent la possibilité de structurer les évolutions de la société. L'exposition « Handlungsbereitschaft », en mettant sa génération elle-même en scène, représente par là-même un concept d'analyse courant. Dans de nombreux ouvrages récents, on observe que des auteurs se livrent à cette auto-analyse, et il semblerait que le plus gros problème de cette génération réside dans son propre « je ». En premier lieu, on observe la peur de prendre les mauvaises décisions, comme Nina Pauer, jeune auteure berlinoise qui résume les choses ainsi : «Nous sommes une génération fortement angoissée, parce que nous sommes constamment sous pression psychologique, ce qui nous amène à suivre des thérapies chez des ostéopathes ou des professeurs de yoga. » Comme si le seul problème était finalement celui se trouver soi-même, explique t-elle encore à une reporter de ZDF. Nina travaille pour le Zeit-Online, vit à Berlin et vient tout juste de publier son premier livre « Notre génération n'a pas peur de la thérapie de groupe. » La couverture du livre est d'un orange fluo qui abime les yeux. Le lecteur réalise à quel point l'Histoire joue ici un rôle de révélateur. On peut ici aussi retenir la publication récente du livre de Meredith Haaf, « Heult doch! (Tu peux pleurer !) - La question d'une génération et de son problème avec le luxe. » Elle aussi berlinoise, cette auteure a déjà publié deux livres depuis la fin de ses études et elle met le doigt où cela fait mal : par son analyse critique de ses contemporains, elle pousse à réfléchir sur les causes de ses colères, de sa manière de consommer compulsivement, et ses craintes devant les perspectives socio-politiques.
Le second volet de la manifestion «Une génération a la fin de l'Histoire » prend appui sur une déclaration controversée du politologue américain Francis Fukuyama. En 1992, il publie un ourvage intitulé « La fin de l'Histoire. » Le thèse de cet ouvrage est notamment que le modèle de démocratie libérale occident serait désormais au point mort depuis la chute du mur de Berlin et l’échec du communisme, dans un monde où il n'y a plus aucune opposition. Fortement critiquée dans la presse, cette idée s'inscrit dans l'interprétation hégélienne de l'Histoire. Il s'agit donc d'un titre pertinent pour ce projet d'exposition.
Par ailleurs, jusqu'à la mi-Janvier 2012, la salle des moteurs à Dresde a accueilli une exposition du même genre que celle organisée par le trio El Bira-Hillers-Schindele à Berlin : la « Suite des générations », qui questionne le sentiment collectif sous un autre angle (vis-à-vis de plusieurs générations) et interroge le standard capitaliste actuel, quant à sa signification pour chacun et à sa contribution à un épanouissement individuel.
En août prochain, la deuxième édition de « Handlungsbereitschaft » ouvrira cette fois-ci ses portes dans les « Kunstsaelen » du quartier de Schöneberg à Berlin. C'est une galerie renommée consacrée aux arts contemporain.